J.O. 175 du 31 juillet 2003       J.O. disponibles       Alerte par mail       Lois,décrets       codes       AdmiNet

Texte paru au JORF/LD page 13044

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Saisine du Conseil constitutionnel en date du 9 juillet 2003 présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2003-475 DC


NOR : CSCL0306742X




LOI PORTANT RÉFORME DE L'ÉLECTION DES SÉNATEURS


Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, l'ensemble de la loi ordinaire portant réforme de l'élection des sénateurs.


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A titre liminaire, il importe de relever, en premier lieu, que la présente saisine tend à critiquer non seulement certaines dispositions adoptées, mais aussi la carence du législateur quant au respect des exigences constitutionnelle dont vous avez rappelé qu'elles encadrent la matière électorale, en jugeant que « les dispositions combinées de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et les articles 3 et 24 de la Constitution imposent au législateur de modifier la répartition par département des sièges de sénateurs pour tenir compte des évolutions de la population des collectivités territoriales dont le Sénat assure la représentation » (décision no 2000-431 DC du 6 juillet 2000, considérant 11).

C'est dans le même esprit que vous avez considéré que l'abstention du législateur, au regard de l'importance des principes en cause, constitue une carence lui imposant d'agir (décision du 21 septembre 2001, MM. Hauchemaille et Marini).

Ces décisions conditionnent clairement le pouvoir d'appréciation du législateur qui doit, dès lors qu'il s'attache à effectuer une telle modification, respecter pleinement ces prescriptions au coeur de notre démocratie représentative. Mais un tel rééquilibrage constitutionnellement exigé forme un tout.

Dès lors, la loi opérant cet exercice peut être critiquable, d'une part, pour des modifications positives s'écartant des règles constitutionnelles et, d'autre part, pour s'être abstenue de procéder à des modifications imposées par les mêmes règles de valeur constitutionnelles.

En ne procédant qu'à des modifications partielles qui laisseraient subsister des inégalités de représentation, le législateur commettrait une incompétence négative certaine.

D'autant plus que, selon une jurisprudence désormais classique, vous contrôlez la conformité à la Constitution d'une loi déjà promulguée à l'occasion de l'examen des dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine (décision no 99-410 DC du 16 mars 1999 ; décision no 2002-464 DC du 27 décembre 2002). La modification du tableau annexé au code électoral a bien pour conséquence de modifier, compléter et affecter le domaine d'application de la loi en vigueur. La détermination d'une nouvelle répartition des sièges de sénateurs pour tenir compte des évolutions de population a même nécessairement cet effet sur l'ensemble des équilibres.

Il est donc logique que, dans la droite ligne de votre rappel des exigences constitutionnelles s'imposant au titre du principe d'égalité de suffrage pris dans toutes ses dimensions, votre examen de la loi opérant la nouvelle répartition des sièges de sénateurs puisse conduire à apprécier non seulement les modifications réellement effectuées mais aussi celles qui ne le sont pas.

Dans l'hypothèse inverse, cela signifierait qu'il suffit de modifier à la marge ou incomplètement la répartition des sièges pour considérer que les exigences constitutionnelles sont satisfaites. Une telle situation serait doublement intolérable. D'abord, elle viderait de son sens lesdites exigences. Ensuite, elle aboutirait à contourner votre office de protection des droits des citoyens.

Il ne peut donc être question de demander au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation au Parlement, mais simplement de veiller à ce que le Parlement respecte les exigences constitutionnelles que vous avez pris soin de rappeler à deux reprises.

C'est bien pourquoi l'examen de la présente loi vous conduira à apprécier, au regard de l'article 6 de la Déclaration de 1789 et des articles 3 et 24 de la Constitution, tout également les dispositions adoptées comme celles ne l'étant pas.

En second lieu, il est également certain que toute invalidation de la loi organique dont vous êtes saisi par ailleurs par M. le Premier ministre aurait pour conséquence de conduire à la censure de la présente loi qui en est l'application.


I. - Sur l'article 1er de la loi


L'article 1er de la loi ordinaire soumise à votre examen se présente sous un jour positif puisque destiné à rééquilibrer la représentation des sénateurs en fonction des évolutions démographiques. Le tableau no 6 ainsi annexé au code électoral organise l'augmentation du nombre de sénateurs pour 21 départements.

I-1. Certes, pour ce faire, il peut se revendiquer de votre décision du 6 juillet 2000 selon laquelle, au titre des règles constitutionnelles précitées, la répartition des sièges de sénateurs doit tenir compte des évolutions démographiques des collectivités territoriales dont le Sénat assure la représentation (décision du 6 juillet 2000).

Pour autant, la répartition telle qu'opérée par l'article 1er manque aux objectifs constitutionnellement fixés et rappelés par vous.

Il est acquis que le principe selon lequel la détermination des sièges doit reposer sur des « bases essentiellement démographiques », constamment rappelé pour toutes les élections (décisions no 85-196 DC du 8 août 1985, considérant 16 ; no 86-208 DC des 1er et 2 juillet 1986, considérant 21 ; no 2000-431, précitée), s'applique en l'occurrence.

En sorte que les écarts de représentativité d'une circonscription à l'autre ou, s'agissant du scrutin sénatorial, d'un département à l'autre, ne doivent pas être manifestement disproportionnés et révéler, in fine, une absence de prise en compte des évolutions de la population dont vous avez considéré qu'elle s'adosse à des exigences constitutionnelles.

Or, au cas présent, force est d'admettre que le tableau porté par l'article 1er critiqué ne répond pas à ces principes constitutionnels.

Sans reprendre ici le détail de l'ensemble des départements, il ressort clairement des chiffres du dernier recensement de l'INSEE datant de 1999 que des disparités flagrantes demeurent dans la répartition des sièges et qu'il s'agit bien de la non-prise en compte d'évolutions conséquentes des populations de certains départements.

I-2. C'est en vain que l'on chercherait d'autres éléments permettant de justifier le maintien de tels écarts.

A cet égard, aucun critère objectif et rationnel ne permet de justifier cette entorse au principe de l'égalité de suffrage tel qu'il s'applique au scrutin sénatorial. Certes, il est certain que les bases essentiellement démographiques de l'égalité de représentation n'excluent pas la prise en compte, et particulièrement pour les élections sénatoriales, d'autres éléments.

Ces correctifs, à supposer qu'ils existent, devraient cependant ne jouer qu'à la marge, sauf à vider le critère principal de sa substance et s'avérer objectif et rationnel.

Au cas présent, aucun critère de ce type n'existe et n'a été avancé. La circonstance que la méconnaissance manifeste du critère des bases démographiques se retrouve pour au moins quatre départements laisse peu d'espoir de déceler d'autres critères suffisamment pertinents. Sauf à imaginer que le département de la Creuse fasse déjà l'objet d'une expérimentation réussie...

Cet écho d'un temps révolu a fait douter le Gouvernement de la constitutionnalité d'une telle abstention. C'est ce qu'a exprimé M. le ministre délégué aux libertés locales devant le Sénat lors de la séance du 12 juin 2003.

Dans ces conditions, force est d'admettre que le tableau annexé par l'article 1er au code électoral n'assure pas une répartition respectueuse de l'article 6 de la Déclaration de 1789 et des articles 3 et 24 de la Constitution.

Cette même carence se retrouve dans l'abstention du législateur quant à la prise en compte des évolutions de population constituant le corps électoral du Sénat.

II. - Sur l'absence de prise en compte des évolutions de populations pour la modification de la composition du corps électoral du Sénat

La loi critiquée s'insère dans une volonté affichée de réforme du Sénat. Pourtant, il faut convenir que cette réforme demeure partielle au regard des exigences constitutionnellement rappelées par vous. Car, au-delà de la répartition demeurée inégale des sièges de sénateurs, c'est le collège électoral même du Sénat qui a été oublié par la réforme. Là où certains prétendront que c'est la liberté d'appréciation du législateur qui est ici en cause, les auteurs de la saisine entendent montrer que ce sont les prescriptions constitutionnelles qui doivent conduire à l'invalidation de cette loi laissant perdurer des inégalités de représentation.

II-1. Comme on l'a vu, la nécessité d'assurer l'égalité de suffrage quant à l'élection des sénateurs est amplement illustrée par votre jurisprudence. Ainsi, avez-vous jugé, en application des articles 3 et 24 de la Constitution, que « le Sénat doit, dans la mesure où il assure la représentation des collectivités territoriales de la République, être élu par un corps électoral qui est lui-même l'émanation de ces collectivités ; que, par suite, ce corps électoral doit être essentiellement composé de membres des assemblées délibérantes des collectivités territoriales ; que toutes les catégories de collectivités territoriales doivent y être représentées ; qu'en outre la représentation des communes doit refléter leur diversité ; qu'enfin, pour respecter le principe d'égalité de suffrage résultant de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et de l'article 3 de la Constitution, la représentation de chaque catégorie de collectivités territoriales et des différents types de communes doit tenir compte de la population qui y réside » (décision no 2000-431 DC du 6 juillet 2000, considérant 4).

Il s'ensuit donc, en particulier, que, pour respecter le principe d'égalité devant le suffrage, la représentation de chaque catégorie de collectivités territoriales et des différents types de communes doit tenir compte de la population qui y réside. C'est une sorte d'obligation positive qui s'impose au législateur.

On le sait également, une abstention du législateur à cet égard est constitutive d'une carence dès lors que les articles 3 et 6 de la Déclaration de 1789 et ensemble 24 de la Constitution lui imposent d'agir en ce sens (décision du 20 septembre 2001, Hauchemaille et Marini). Que, si le Conseil constitutionnel statuant en qualité de juge ordinaire ne peut en tirer les conséquences, il est certain qu'appelé à se prononcer sur la base de l'article 61 de la Constitution, il ne pourrait manquer de censurer une telle carence.

Cette carence constitutionnellement sanctionnée est ici avérée.

II-2. Force est d'admettre, en effet, que, dans le cadre d'une élection sur un mode indirect, la composition du collège électoral du Sénat constitue un élément constitutif de l'égalité de suffrage.

Ainsi, l'élection des sénateurs se faisant, en vertu de l'article 24 de la Constitution, au suffrage universel indirect, la composition du collège électoral concerné conditionne en elle-même l'égalité de suffrage. Autrement dit, une répartition des sièges de sénateurs fidèle au dernier recensement général ne répondrait qu'incomplètement aux prescriptions constitutionnelles si, dans le même temps, la composition du collège électoral n'évoluait pas en fonction de ce même dénombrement de la population.

C'est dans ce sens que vous avez déjà jugé, implicitement mais nécessairement, s'agissant de l'élection des conseillers municipaux de Marseille. Qu'en effet, en cette occurrence, vous avez retenu l'article 24 de la Constitution parmi les normes de référence pour considérer que l'organe délibérant d'une commune de la République doit être élu sur des bases essentiellement démographiques résultant d'un recensement récent (décision no 87-227 DC du 7 juillet 1987, considérant 4). Il s'en évince que le principe d'égalité de représentation desdits conseillers municipaux est aussi commandé par la circonstance, de droit, qu'ils participent à l'élection des sénateurs.

C'est ce que vous avez réaffirmé avec force dans votre décision du 6 juillet 2000 en considérant que le Sénat doit, dans la mesure où il assure la représentation des collectivités territoriales de la République, être élu par un corps électoral qui est lui-même l'émanation de ces collectivités (décision précitée, considérant 4). Adapter la composition du Sénat aux évolutions démographiques, c'est tout autant s'attacher au nombre des sénateurs et à leur répartition territoriale qu'à l'égalité de représentation au sein du corps électoral concerné.

On le voit, et en réalité un certain consensus existe à cet égard, la répartition des sièges du Sénat ne peut être conforme aux évolutions démographiques que dans la stricte mesure où la révision de la composition du corps électoral l'accompagne, plus même, coïncide avec elle. Dans le cadre de ce suffrage indirect, et selon les propres termes de M. Wallon, le mode d'élection du Sénat « repose entièrement sur le suffrage universel au second degré et au troisième degré pour les délégués » (Rec. Duvergier, 1875, page 60).

Cette logique propre au Sénat conduit donc à ce que l'évolution du mécanisme électoral soit complet, sauf à demeurer, en réalité, inégalitaire.

En substance, c'est le sens de l'intervention prononcée par M. le président du Sénat, M. C. Poncelet, le 16 octobre 2001, aux termes de laquelle : « (...) force est de reconnaître que la composition de notre corps électoral se caractérise par une certaine surreprésentation de la France des campagnes au détriment de la France des villes. Il nous faut, en l'occurrence, reprendre notre proposition de loi de 1999 qui présentait le double mérite de renforcer le poids en milieu urbain tout en préservant la représentation des petites et moyennes villes ».

De même, le rapport de M. Hoeffel établi au nom du groupe de réflexion sur l'institution sénatoriale, le 2 juillet 2002, plaidait en faveur de l'augmentation du nombre des électeurs sénatoriaux « pour une meilleure prise en compte du fait urbain, et notamment de la place des grandes villes » et pour donner « une meilleure représentation aux départements et aux régions qui procéderaient à l'élection de délégués supplémentaires à l'instar des communes les plus peuplées ».

On ne saurait mieux dire.

II-3. L'égalité de suffrage suppose donc, s'agissant de l'élection des sénateurs, que le législateur modifie conjointement la répartition des sièges de sénateurs et la composition de son corps électoral.

II-3.1. L'article L. 285 du code électoral souffre ainsi, dans sa rédaction actuelle, d'une inconstitutionnalité évidente au regard des articles 3 et 6 de la Déclaration de 1789 et ensemble de l'article 24 de la Constitution.

Les inégalités de représentation du Sénat sont en effet aujourd'hui manifestes.

Selon l'actuel mode de désignation des délégués, une commune de 100 000 habitants dispose de 125 délégués, soit 1 pour 800 habitants, alors qu'une commune de 10 000 habitants dispose de 33 délégués, soit 1 pour 303 habitants.

En revanche, une commune de 1 000 habitants, disposant de 3 délégués, sera proportionnellement moins bien représentée, avec un délégué pour 333 habitants.

Globalement, ce système défavorise les communes importantes alors qu'il privilégie fortement certaines communes de taille moyenne, entre 3 500 et 5 000 habitants et entre 9 000 et 15 000 habitants. On observe qu'à l'inverse, celles de 8 000 habitants sont défavorisées sans qu'aucune raison logique ne puisse le justifier. De la sorte, à l'échelon national, les communes de plus de 100 000 habitants, qui accueillent 15,1 % de la population française, ne désignent que 7,2 % des délégués des conseils municipaux.

Les arguments sur la nécessité de privilégier la représentation des zones péri-urbaines semblent peu convaincants, notamment lorsqu'ils traduisent un attachement infondé au seuil des 9 000 habitants pour l'élection des délégués communaux.

On le sait, ce seuil correspondait, jusqu'en 1959, à une logique particulière, puisqu'à cette époque les communes de moins de 9 000 habitants élisaient leur conseil municipal au scrutin majoritaire alors que, dans les autres communes, les conseillers étaient désignés à la représentation proportionnelle. Aujourd'hui, ce seuil n'est plus qu'une survivance. Il n'a plus de signification puisque, pour les élections municipales, on lui a substitué celui de 30 000, puis de 3 500 habitants.

Ainsi, certains sénateurs représentent 70 000 habitants alors que d'autres près de 300 000, soit un rapport de 1 à 4.

II-3.2. Certes, les auteurs de la saisine savent que vous avez censuré, dans votre décision du 6 juillet 2000, une disposition tendant à augmenter le nombre de délégués supplémentaires désignés en dehors du conseil municipal par tranches de 300 habitants. Mais cette invalidation portant sur les critères de cette répartition des délégués ne remet pas en cause le bien-fondé d'une révision du corps électoral du Sénat (décision du 6 juillet, précitée).

Bien au contraire, le mode de désignation de ces délégués, ainsi censuré, montre le lien qui existe entre les sénateurs et leur corps électoral. Dans ces conditions, la prise en compte, au niveau de la composition de ce corps électoral, des évolutions démographiques que la France a connues depuis plusieurs années est une nécessité constitutionnelle que l'égalité de suffrage impose.

D'autant que des mécanismes alternatifs existent bel et bien.

Ainsi, peut-on citer, pour exemple, la proposition de loi no 230 du 18 février 1999 « modifiant le mode d'élection des sénateurs », présentée par plusieurs sénateurs de la majorité sénatoriale, préconisant de modifier le régime actuel sur deux points : d'une part, abaisser le seuil de désignation des délégués supplémentaires, de 30 000 habitants à 9 000 habitants ; d'autre part, resserrer la tranche de population pour la désignation des délégués supplémentaires, de 1 pour 1 000 habitants à 1 pour 700 habitants, ce qui aurait conduit à porter le nombre de délégués des communes d'environ 138 000 (les conseillers municipaux élus à cette fin ou membres de droit, plus quelque 11 400 délégués supplémentaires, soit environ 8 % de l'effectif total) à environ 157 800 (soit une augmentation d'environ 14 %), dont 31 000 délégués supplémentaires (soit environ 20 % de l'effectif total).

A cet instant, peu importe le bien-fondé de tel ou tel mécanisme, appréciation qui ressort du seul pouvoir du Parlement. En revanche, il convient de souligner que l'absence de modification de la composition du corps électoral du Sénat, parallèlement à la modification de la répartition des sièges de sénateurs, signale une carence constitutionnellement insupportable.

La censure de l'article 1er et les conséquences de l'abstention du législateur quant à la composition du corps électoral ne peuvent qu'entraîner une invalidation de la loi pour son ensemble. Il est vrai qu'une telle censure pour le tout renverra à plus tard la réforme du Sénat. Mais les précisions de votre décision, s'ajoutant à celles déjà apportées à plusieurs reprises, offriront à ceux dont la volonté politique ne faiblira certainement pas l'occasion de réaliser au mieux cette réforme appelée par tant de voix concordantes.



III. - Sur les articles 5 et 6 de la loi


Ces deux articles ont pour objet de relever de trois à quatre le nombre de sièges de sénateurs à partir duquel l'élection sera faite selon le scrutin proportionnel.

La violation du dernier alinéa de l'article 3 de la Constitution est manifeste en ce qu'il dispose que « la loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ».

Nul n'en doute, le retour au mode de scrution majoritaire aura pour effet mécanique, sinon attendu, de réduire les hypothèses dans lesquelles les candidatures alternées entre femmes et hommes pourront être réalisées en toute égalité.

Cette situation n'a échappé à personne lors du débat parlementaire, tant devant le Sénat que devant l'Assemblée nationale. Pas même à M. le ministre délégué aux libertés locales qui, devant la Haute Assemblée, lors de la séance du jeudi 12 juin, a pointé la difficulté constitutionnelle :

« En l'espèce, il pourrait (le Conseil constitutionnel) être conduit à constater que le relèvement du seuil d'application de la représentation proportionnelle aura pour effet, dans les vingt-cinq départements élisant trois sénateurs, de réduire les possibilités d'accès égal aux mandats, puisque aucune règle, ni incitative ni contraignante, ne viendra atténuer la suppression de l'obligation d'appliquer le mode de scrutin proportionnel ».

Le fait que le Gouvernement, dans la suite des débats, ait eu à faire évoluer son sentiment n'enlève rien à la question posée.

Vous en êtes donc saisi en toute connaissance de cause.

III-1. C'est pourquoi, afin d'éviter tout débat étranger à la question posée, il convient de rappeler que la critique des articles 5 et 6 n'a aucunement pour objet de constitutionnaliser le mode de scrutin proportionnel ni de vous conduire à substituer votre appréciation à celle du Parlement.

Certes, le constituant a laissé dans le champ de la loi ordinaire la détermination des modes de scrutin. Il demeure que depuis la révision constitutionnelle de 1999, modifiant les articles 3 et 4 de la Constitution, le principe d'égal accès des femmes et des hommes aux responsabilités politiques oblige le législateur à faire des choix positifs ou, à tout le moins, qui n'aboutissent pas à revenir sur des modalités ayant, effectivement, favorisé cet égal accès. C'est même le sens de cette révision.

Vous l'avez on ne peut plus clairement exprimé dans votre décision du 3 avril 2003 en considérant que la censure des dispositions soumises à votre examen, et pourtant inconstitutionnelles, « méconnaîtrait la volonté du constituant de voir la loi favoriser l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives » (décision no 2003-468 DC du 3 avril 2003).

Sans aucunement constitutionnaliser, même implicitement, le mode de scrutin proportionnel, on comprend bien que cette révision a eu pour finalité de créer un mouvement positif vers cette égalité d'accès et, tout autant, de déterminer un critère constitutionnel permettant de mesurer, au cas par cas, si telle ou telle disposition aboutit ou risque d'aboutir à défavoriser la réalisation de cet objectif.

III-2. Cette logique conduit à considérer que toute disposition législative qui a eu pour effet de favoriser cet égal accès des femmes et des hommes aux mandats et fonctions bénéficie de l'effet cliquet.

C'est ce qui ressort, implicitement mais nécessairement, de votre décision du 3 avril 2003 par laquelle vous n'avez pas censuré certaines dispositions qui « n'ont ni pour objet ni par elles-mêmes, pour effet de réduire la proportion des femmes élues en France au Parlement européen », mais en prenant soin d'ajouter que « le législateur a maintenu la règle de l'alternance entre candidats féminins et masculins sur les listes de candidats qui prévalait sous l'empire des dispositions précédentes » (précitée, considérant 46).

Autrement dit, la remise en cause, directe ou indirecte, d'un mode de scrutin tendant à satisfaire les prescritions de l'article 3 de la Constitution ne pourrait être constitutionnellement admise, sauf si un mécanisme alternatif préservait les conditions de l'égal accès.

En l'espèce, la remise en cause d'un mode de scrutin ayant favorisé l'égal accès des femmes et des hommes au mandat de sénateur, et sans création d'un mécanisme susceptible de compenser cette situation, est évidente et a été soulignée à l'envi.

III-3. Les travaux du Parlement sont assez clairs à cet égard.

Mme Marie-Jo Zimmerman, députée, a déjà eu l'occasion de souligner dans son rapport du 5 février 2003, établi au nom de la Délégation aux droits des femmes, que « jusqu'au renouvellement de 2001, le Sénat était le bastion fermé à la parité. Force est de se réjouir de la réforme du scrutin sénatorial qui a étendu le scrutin proportionnel de liste à tous les départements élisant plus de deux sénateurs (contre plus de quatre auparavant) et imposé une parité stricte entre les femmes et les hommes sur les listes ».

Plus récemment encore et au sujet du texte critiqué, le rapport de la Délégation du Sénat aux droits des femmes (n° 324 du 3 juin 2003) souligne ainsi l'apport des lois du 6 juin et du 10 juillet 2000 lors des élections sénatoriales du 23 septembre 2001 (renouvellement de la série B) :

« Lors du renouvellement de 1992, 5 sièges sur les 102 de la série B avaient échu à des femmes, dont 2 dans le cadre d'un scrutin proportionnel (sur 70 sièges pourvus selon ce régime) et trois dans le cadre d'un scrutin à la proportionnelle (soit 10 % des 32 sièges régis par de mode de scrutin). En 2001, le nombre de femmes élues dans la même série fait plus que quadrupler, en passant de 5 à 22. Sur les 22 élues, 20 le sont au scrutin proportionnel, et on constate que leur part s'accroît avec l'importance du département : elles sont 20 % dans les circonscriptions à 3 sièges de sénateurs, 25 % quand l'élection portait sur 4 sièges et 35 % dans les départements comptant 5 sièges de sénateurs ou plus ».

Le rapport souligne ainsi que « la règle de l'alternance homme/femme sur les listes a ainsi permis d'opérer un changement majeur ».

Pour sa part, le rapport de la Délégation de l'Assemblée nationale aux droits des femmes (n° 996 du 1er juillet 2003) arrive aux mêmes conclusions.

« Alors que, parmi les cent un sénateurs sortants, il n'y avait que sept femmes (soit 6,9 %), il y a eu vingt-deux élues (soit 21,6 %) parmi les cent deux élus ou réélus. Le nombre de femmes a donc plus que triplé. L'arrivée des femmes a également eu un effet de rajeunissement, puisque la moyenne d'âge des femmes élues ou réélues est de 53,9 ans au lieu de 59,3 ans pour les hommes ».

« L'impact de la réforme sur la parité a été différencié suivant que les élections ont eu lieu au scrutin majoritaire ou au scrutin proportionnel ».

« Le nombre de femmes élues au scrutin majoritaire est resté inchangé par rapport à l'élection précédente : elles sont au nombre de deux sur les vingt-huit sénateurs élus au scrutin majoritaire (7,14 %).

« En revanche, il y a eu vingt femmes élues parmi les soixante-quatorze sénateurs élus à la proportionnelle avec obligation de parité (27,03 %), au lieu de cinq auparavant.

« La progression entre le renouvellement de 1992 et celui de 2001 est donc considérable. C'est l'alternance homme/femme imposée pour l'élection des sénateurs au scrutin proportionnel qui a ainsi permis de favoriser l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives. »

Evoquant le « recul global » et les « effets négatifs » sur la parité auxquels les propositions de lois conduiraient si elles étaient adoptées, le rapport développe l'analyse suivante de ce scrutin :

« La réforme a profité d'autant plus aux femmes que l'élection avait lieu dans les départements ayant le plus grand nombre de sièges : 35,71 % de femmes dans les départements élisant cinq sénateurs, 25 % de femmes dans les départements élisant quatre sénateurs et 20 % de femmes dans les départements élisant trois sénateurs.

« Ce dernier chiffre est certes inférieur aux deux premiers. Il se compare néanmoins très favorablement avec ceux relatifs aux départements élisant un ou deux sénateurs (7,14 % de femmes).

« Dans les dix départements ayant élu trois sénateurs au renouvellement de 2001, sur trente sièges, six femmes et vingt-quatre hommes ont donc été élus. Ce chiffre est à comparer à celui du renouvellement de 1992 au scrutin majoritaire, où une seule femme (3,33 %) avait été élue dans ces dix départements.

« Avec la réforme envisagée par les sénateurs, le nombre de départements élisant trois sénateurs serait de vingt-cinq, soit au total soixante-quinze sénateurs.

« Avec le maintien de la proportionnelle et sur la base du renouvellement de 2001 (soit 20 % de femmes), il y aurait alors environ quinze femmes élues. Ces chiffres sont à comparer à ceux des renouvellements de 1992, 1995 et 1998, c'est-à-dire réalisés suivant le mode de scrutin majoritaire : une seule femme (1,3 %) avait alors été élue sur les soixante-dix-huit sénateurs des vingt-six départements élisant trois sénateurs. La comparaison se passe de commentaire. »

Le rapport en tire la conclusion suivante : « il est clair qu'un retour au scrutin uninominal dans ces départements entraînerait un recul flagrant de la parité ».

On le mesure, et nul ne l'ignore réellement, les dispositions critiquées auront pour effet, par elles-mêmes, de réduire la proportion de femmes élues au Sénat. En revenant sur un mode de scrutin qui avait eu pour conséquence, incontestable et incontestée, de favoriser l'égal accès des femmes et des hommes au mandat de sénateur, la loi querellée viole l'article 3 de la Constitution.

La récente décision du 3 avril 2003 vous a conduit à constater une violation de cet article 3 de la Constitution quant aux élections en Corse. Vous n'avez pu l'assortir d'une invalidation au motif, précisément, qu'il importait de préserver le reste de la loi mettant en oeuvre ce principe d'égal accès au travers du principe de l'alternance homme/femme, tout en prenant soin d'indiquer qu'il appartiendra à la prochaine loi relative à l'Assemblée de Corse de mettre fin à cette inégalité. Aucune difficulté du même ordre n'existe ici et l'atteinte au principe défini par l'article 3 de la Constitution oblige à éviter qu'une inégalité et un recul soient engendrés par la loi.


IV. - Sur l'article 7 de la loi


Cet article modifie l'article L. 52-3 du code électoral dans le but de préciser certaines des mentions pouvant figurer sur les bulletins de vote.

Cette disposition, dont la rédaction ne manque pas d'ambiguïté, n'échappera pas à la censure.

D'une part, un tel ajout est manifestement dépourvu de tout lien avec le reste du texte portant réforme de l'élection des sénateurs et destiné à tirer toutes les conséquences de la loi organique réformant la composition du Sénat.

D'autre part, et à titre subsidiaire, la méconnaissance du principe d'égalité est certaine.

Dans une des deux situations électorales prévues, celle de l'élection au scrutin majoritaire, l'usage sur les bulletins de vote d'un nom propre autre que celui du ou des candidats est prohibé. Dans l'autre, s'agissant de scrutins de listes, l'usage d'un nom propre, celui du représentant d'un parti, est autorisé. On ne voit pas ce qui justifie une telle différence de traitement, dès lors que n'existe aucune différence objective de situation entre le candidat au scrutin majoritaire et celui du scrutin de liste, ni aucun motif d'intérêt général en rapport avec la loi qui puisse justifier une telle discrimination.

L'ambiguïté qui a entouré l'adoption de cet article , en deux étapes, laisse penser qu'il s'agit d'une mesure propre à satisfaire les attentes d'une personne en particulier. Le droit électoral, comme en atteste l'article 4 de notre Constitution, connaît les partis et groupements politiques. Ces derniers ont des droits et des devoirs. On comprend dès lors assez mal ce que vient faire dans le code électoral le privilège accordé à un individu, serait-il représentant d'un tel parti. La loi ne dispose que de façon générale et impersonnelle, et nul ne doit pouvoir bénéficier d'une disposition le servant personnellement et directement.

La censure de cet article obscur ne manquera donc pas d'intervenir.


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Nous vous prions de croire, monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, à l'expression de notre haute considération.

(Liste des signataires : voir décision no 2003-475 DC.)